À une Demoiselle infortunée.
Après dix ans passés, enfin je vous revois ;
Après dix ans! c’est vous ; au bal, comme autrefois ;
Oh! venez et dansons ; vous êtes belle encore ;
Un riche et blanc soleil suit la vermeille aurore,
Et la rose inclinée, ouvrant aux yeux sa fleur,
Mêle un parfum suave à sa molle pâleur.
Laissez-là cet air froid ; osez me reconnaître ;
Souriez comme aux jours où, sous votre fenêtre,
Écolier de douze ans, je ne sais quel espoir
Toujours me ramenait, rougissant de vous voir.
Levez ces yeux baissés et ces paupières blondes ;
Donnez la main, donnez, et tous deux dans les rondes,
Parmi les pas, les chants, les rires babillards,
Devisons d’autrefois comme font les vieillards.
Dix ans, oh! n’est-ce pas? c’est bien long dans la vie,
Et c’est aussi bien court ; les faux biens qu’on envie,
Tant de maux qu’on ignore, et les rêves déçus,
Doux essaims envolés aussitôt qu’aperçus ;
Des êtres adorés que la tombe dévore ;
Baiser deux yeux mourants et de ses mains les clore ;
Dans un âpre sentier marcher sans avenir,
Monter, toujours monter, et ne voir rien venir ;
Aimer sans espérance, ou brûler et se fondre
À se sentir aimer, et ne pouvoir répondre ;
Souvent un pain amer, souvent la Pauvreté,
Au milieu d’un banquet où l’on n’est qu’invité,
Près de nous dans l’éclat s’asseyant comme une ombre ;
Tout cela, mille fois, et des larmes sans nombre,
Voilà ce que dix ans amènent en leur cours ;
Puis, quand ils sont passés, dix ans, ce sont dix jours.
Parlez, n’est-ce pas vrai? depuis ces dix années,
Vos doigts frais ont cueilli bien des roses fanées ;
Bien des pleurs ont noyé votre sein amolli,
Et sous plus d’un éclair ce beau front a pâli.
Oui, vous avez connu la lutte avec les choses ;
L’arbre a blanchi le sol de fleurs à peine écloses,
Et la source, au sortir du rocher paternel,
A gémi bien longtemps sans réfléchir le ciel.
Je sais tout, j’ai tout lu dans votre œil doux et tendre
J’ai tant souffert aussi que je dois vous comprendre.
Et pourtant, ces longs jours perdus pour le bonheur,
Ces épis arrachés aux mains du moissonneur,
Ce printemps nuageux, ce matin sans aurore,
Ces fruits morts dans la fleur qui les recèle encore,
Cette jeunesse enfin sans joie et sans amours,
Hélas! ce sont pour nous les plus beaux de nos jours.
Car au moins, sur les bords du sentier qu’on se fraie,
Tous les blés ne sont pas dévorés par l’ivraie ;
Un bluet, un pavot, mariant leurs couleurs,
Ont reposé notre œil et distrait nos douleurs ;
Des vents jaloux parfois a sommeillé la rage,
Et le soleil de loin a joué dans l’orage.
Mais plus tard, tout s’éteint ; la foudre est sans éclat ;
Au devant un sol gris, au-dessus un ciel plat ;
Un calme qui vous pèse, un air qui vous enivre ;
La vie est commencée, on achève de vivre.
Oh! prévenons ce temps (mieux nous vaudrait mourir)
Et, si des maux soufferts les cœurs peuvent guérir ;
S’ils peuvent oublier ;… si la marche est légère,
Lorsqu’étendant la main on touche une main chère,
Lorsqu’au sein de la foule ou dans un bois profond
Une âme inséparable à notre âme répond
Si deux sources d’eau vive en naissant égarées,
Arrivant au hasard de lointaines contrées,
Après avoir, aux bords des rochers déchirants,
En cascades bondi, grondé comme torrents,
Avoir vu sous les monts des voûtes obscurcies,
Baigné des lits fangeux et des rives noircies,
Lasses enfin d’errer toujours et de gémir,
Peuvent en un lac bleu se fondre et s’endormir,
Et, sous l’aile du vent qui rase l’onde unie,
Enchanter leurs roseaux d’une longue harmonie…
Mais, pardon! je m’égare ; on a fini, je crois,
Et le piano qui meurt ne couvre plus ma voix ;
Et vos regards distraits, et votre main pendante,
Tout me dit de calmer une ardeur imprudente.
Adieu, demain je pars : ayez de meilleurs jours ;
C’est pour dix ans peut-être encore,… ou pour toujours!