L’affût

I

Le marais dort, crispé d’un gel tardif. Au loin,
Dans la brume qui s’épaissit et se dilate
Tour à tour, la Sologne étend sa glèbe plate…
Nous sommes là depuis une heure, l’arme au poing.

Et tout à coup, tandis qu’une étoile clignote,
Puis deux, puis trois, puis des centaines, des milliers,
Voici qu’éclaboussant de pourpre les halliers
Jaillit sur l’horizon la lune solognotte.

Dans l’air glacé du soir elle monte sans bruit
Au-dessus des champs d’orge et des carrés d’avoine,
Si rouge qu’on dirait une énorme pivoine
Magiquement éclose au jardin de la Nuit.

Un chien transi, là-bas, hurle au fond d’une grange ;
Et nous-mêmes, chasseurs endurcis et sans foi,
Nous nous défendons mal contre un obscur émoi
A l’apparition de cette fleur étrange…

II

Paysages du ciel, si beaux et si divers,
Nous habitons trop près de vos profondeurs bleues ;
L’homme ne compterait ni les jours ni les lieues,
S’il devait vous chercher au bout de l’univers.

Nous vous connaissons trop, couchants, aubes fleuries :
L’habitude a blasé nos yeux sur vos beautés,
Et c’est en vain que sur les champs et les cités
Vous déployez l’azur et l’or de vos féeries ;

C’est en vain que, trouant la nue à coup d’épieu,
Le Jour, tel un veneur, sort du fourré nocturne
Et, sur l’aiguail des monts essuyant son cothurne,
Se dresse et, brusquement, bondit dans l’air en feu.

Blancs cirrus qui broutez l’aérien pacage,
Lune en fleur, astres d’or, il faut comme ce soir,
Pour forcer nos regards à vous apercevoir,
Quelque affût solitaire au bord d’un marécage.

Il faut la frissonnante immensité des nuits…
Tant de magnificence est rassemblée en elle
Que notre âme d’antan, notre âme originelle,
Remonte tout à coup dans nos yeux éblouis,

L’âme que nous avions aux premiers jours du monde,
Quand le viel Ouranos était l’unique dieu,
Les nuages son char, le soleil son moyeu,
Et qu’au creux de l’éther tonnait sa voix profonde.

III

Hélas! presque aussitôt l’ombre en nous redescend…
Plus captif que jamais, Platon, dans la caverne,
L’homme habile aujourd’hui, le front bas et l’œil terne,
Une création dont le ciel est absent.


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Verset L’affût - Charles Le Goffic