À mon ami ***.
Oui, vous avez franchi la jeunesse brûlante ;
Vous avez passé l’âge où chaque heure est trop lente,
Où, tout rêvant, on court le front dans l’avenir,
Et déjà s’ouvre à vous l’âge du souvenir.
Oui, l’amour a pour vous mêlé joie et souffrance ;
Vous l’avez ressenti souvent sans espérance,
Vous l’avez quelquefois inspiré sans bonheur ;
Vos lèvres ont tari le philtre empoisonneur.
Oui, bien des fois, les nuits, errant à l’aventure
Sur vos grands monts, au sein de la verte nature ;
Suivant, sous les pins noirs, les sentiers obscurcis,
Au bord croulant d’un roc vous vous êtes assis,
Et vous avez tiré des plaintes de votre âme,
Comme au bord de l’abîme un cerf en pleurs qui brame
Oui, vous avez souvent revu, depuis, ces lieux,
Les mêmes qu’autrefois, mais non plus à vos yeux,
Car vous n’étiez plus seul ; et la nuit étoilée,
Et la sèche bruyère encore échevelée,
Les longs sapins ombreux, les noirs sentiers des bois,
Tout prenait sous vos pas des couleurs et des voix ;
Et lorsqu’après avoir marché longtemps ensemble,
Elle attachée à vous comme la feuille au tremble,
Vous tombiez sous un arbre, où la lune à l’entour
Répandait ses rayons comme des pleurs d’amour,
Et qu’elle vous parlait de promesse fidèle
Et de s’aimer toujours l’un l’autre ; alors, près d’elle,
Sentant sur votre front ses beaux cheveux courir,
Vous avez clos les yeux et désiré mourir.
Oui, vous avez goûté les délices amères ;
Et quand il a fallu rompre avec ces chimères,
Votre cœur s’est brisé, mais vous avez vaincu ;
La raison vigilante au rêve a survécu ;
Et maintenant, debout, à votre âme enfin libre
Dans la région calme assurant l’équilibre,
Et sur un axe fixe aux cieux la balançant,
Vous lui tracez sa marche avec un doigt puissant ;
Vous lui dites d’aller où vont les nobles astres,
En cet Océan pur, serein et sans désastres,
Où Kant, Platon, Leibnitz, enchaînant leur essor,
Aux pieds de l’Éternel roulent leurs sphères d’or ;
Et vous ne craignez pas que cette flamme esclave,
Ce volcan mal éteint qui couve sons la lave,
Ne s’éveille en sursaut, et comme un noir torrent
N’inonde l’astre entier de son feu dévorant?
C’est bien, et je vous crois ; mais prenez garde encore,
Veillez sur vous, veillez, de la nuit à l’aurore,
De l’aurore à la nuit. – Mais si parfois, le soir,
Sous les blancs orangers vous aimez vous asseoir,
Oh! ne promenez pas votre âme curieuse
De la blonde aux yeux bleus à la brune rieuse ; –
Mais ne prolongez pas le frivole entretien,
Quand, près d’un doux visage et votre œil sous le sien,
Votre haleine mêlée aux parfums de sa bouche,
Votre main effleurant la martre qui vous touche,
Oubliant à loisir le Portique et Platon,
Vous causez d’un bijou, d’un bal ou d’un feston ; –
Mais, rarement au soir, quand la tête oppressée
Se fatigue et fléchit sous sa haute pensée,
Bien rarement, ouvrez, pour respirer l’air pur,
La persienne qui cache un horizon d’azur,
De peur qu’une guitare, une molle romance
Soupirée au jardin, un doux air qu’on commence
Et qu’on n’achève pas, quelque fantôme blanc
Qui se glisse à travers le feuillage tremblant,
Ne viennent, triomphant d’un cœur qui les délie,
Toute la nuit troubler votre philosophie ; –
Jamais surtout, berçant votre esprit suspendu,
Sur la fraîche ottomane en désordre étendu,
Un roman à la main, jamais ne passez l’heure
À gémir, à pleurer avec l’amant qui pleure ;
Car vous en souffrirez ; car, à certain moment,
Vous jetterez le livre, et dans l’égarement
Vous vous consumerez en émotions vaines ;
De votre front brûlant se gonfleront les veines ;
De votre cœur brisé les lambeaux frémiront,
Et pour se réunir encor s’agiteront.
Tel le serpent, trahi sous l’herbe qui le cache,
Et qu’a tranché soudain un pitre à coups de hache
Il se dresse, il se tord en cent tronçons cuisants,
Et rejoint ses anneaux au soleil tout luisants. –
Veillez sur vous, veillez ; la défaite est cruelle :
Si vous saviez, hélas! ce qu’en un cœur rebelle
Enfantent de tourments les transports sans espoir,
Les rêves sans objet et des regrets au soir!
Oh! point d’élude alors qui charme et qui console,
Arrosant d’un parfum chaque jour qui s’envole ;
Point d’avenir alors, ni d’oubli : l’on est seul,
Seul en son souvenir comme en un froid linceul.
L’âme bientôt se fond, et déborde, et s’écoule,
Pareil au raisin mûr que le vendangeur foule ;
On s’incline au soleil, on jaunit sous ses feux,
Et chaque heure en fuyant argente nos cheveux.
Ainsi l’arbre, trop tôt dépouillé par l’automne :
On dirait à le voir qu’il s’afflige et s’étonne,
Et qu’à terre abaissant ses rameaux éplorés
Il réclame ses fleurs ou ses beaux fruits dorés.
Les bras toujours croisés, debout, penchant la tête,
Convive sans parole, on assiste à la fête.
On est comme un pasteur frappé d’enchantement,
Immobile à jamais près d’un fleuve écumant,
Qui, jour et nuit, le front incliné sur la rive,
Tirant un même son de sa flûte plaintive,
Semble un roseau de plus au milieu des roseaux,
Et qui passe sa vie à voir passer les eaux.