Les compagnons d’Ulysse

Ulysse était trop fin pour ne pas profiter
D’une pareille conjoncture :
Il obtint qu’on rendrait à ces Grecs leur figure.
 » Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter?
Allez le proposer de ce pas à la troupe. « 
Ulysse y court, et dit :  » L’empoisonneuse coupe
À son remède encore ; et je viens vous l’offrir :
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir?
On vous rend déjà la parole. « 
Le Lion dit, pensant rugir :
 » Je n’ai pas la tête si folle ;
Moi renoncer aux dons que je viens d’acquérir?
J’ai griffe et dent, et mets en pièces qui m’attaque.
Je suis roi : deviendrai-je un citadin d’Ithaque?
Tu me rendras peut-être encore simple soldat :
Je ne veux point changer d’état. « 
Ulysse du Lion court à l’Ours :  » Eh! mon frère,
Comme te voilà fait! je t’ai vu si joli!
– Ah! vraiment nous y voici!
Reprit l’Ours à sa manière.
Comme me voilà fait! comme doit être un ours.
Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre?
Je me rapporte aux yeux d’une Ourse mes amours.
Te déplaisais-je? va-t’en, suis ta route et me laisse.
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse ;
Et te dis tout net et tout plat :
Je ne veux point changer d’état. « 
Le prince grec au Loup va proposer l’affaire ;
Il lui dit, au hasard d’un semblable refus :
 » Camarade, je suis confus
Qu’une jeune et belle bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t’ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t’eût vu sauver sa bergerie :
Tu menais une honnête vie.
Quitte ces bois, et redeviens,
Au lieu de loup, homme de bien.
– En est-il? dit le Loup : pour moi, je n’en vois guère.
Tu t’en viens me traiter de bête carnassière ;
Toi qui parles, qu’es-tu? N’auriez-vous pas, sans moi,
Mangé ces animaux que plaint tout le village?
Si j’étais homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage?
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous :
Ne vous êtes-vous pas l’un à l’autre des loups?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que, scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un loup qu’un homme :
Je ne veux point changer d’état. « 
Ulysse fit à tous une même semonce :
Chacun d’eux fit même réponse,
Autant le grand que le petit.
La liberté, les bois, suivre leur appétit,
C’était leurs délices suprêmes ;
Tous renonçaient au Lois des belles actions.
Ils croyaient s’affranchir, suivants leurs passions :
Ils étaient esclaves d’eux-mêmes.
Prince, j’aurais voulu vous choisir un sujet
Où je pusse mêler le plaisant à l’utile :
C’était sans doute un beau projet
Si ce choix eût été facile.
Les Compagnons d’Ulysse enfin se sont offerts ;
Ils ont force pareils en ce bas Univers :
Gens à qui j’impose pour peine
Votre censure et votre haine.


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Verset Les compagnons d’Ulysse - Jean de La fontaine