Dans la lente douceur d’un soir des derniers jours
La ville haletante exhale ses fumées.
Frère de nonchaloir, le fleuve aux eaux lamées
Roule un flot de légende au pied des vieilles tours.
Le peuple, regagnant sans hâte sa demeure,
Fait sonner sous ses pas la pierre du vieux pont,
Dont l’âme fatiguée aux siècles lui répond
Dans cette lassitude indicible de l’heure.
Une Main invisible a béni l’horizon.
Moins d’animalité pèse sur les paupières ;
Et, comme un vieux captif enterré sous des pierres,
L’âme un instant tressaille au fond de sa prison.
Et les grands yeux fiévreux dans les faces hachées,
Les pauvres yeux brûlés, dans un élan plaintif,
Comme des altérés boivent au ciel pensif,
Et les lèvres sont par le Silence touchées.
En robe héliotrope, et sa pensée aux doigts,
Le Rêve passe, la ceinture dénouée,
Frôlant les âmes de sa traîne de nuée,
Au rythme éteint d’une musique d’autrefois.
Les roses du couchant s’effeuillent sur le fleuve ;
Et, dans l’émotion pâle du soir tombant,
S’évoque un pare d’automne où rêve sur un banc
Ma jeunesse déjà grave comme une veuve…
Toutes je les revois, les Belles du passé,
Dans les robes que leur donna mon coeur crédule,
Tournoyer lentement, nymphes du crépuscule,
Dans un décor lointain doucement effacé.
Toutes je les revois, légères et câlines,
Mêler leur chevelure à la fuite du jour,
Et passant devant moi, rapides, tour à tour
Chanter ma vie au coeur des vieilles mandolines.
J’écoute… et, peu à peu, voici sur les flots bruns,
Vers les grands ponts dressés là-bas comme des portes,
Que des barques de songe, où sommeillent des mortes,
S’éloignent dans la nuit sur d’anciens parfums…