Les Adieux

LES JEUNES FILLES.

Amis, amis, nous voilà grandes ;
Nos jours ont changé de saison.
Allez préparer vos offrandes,
Allez suspendre les guirlandes
À la porte de la maison.

Elle a sonné, l’heure fatale
Qu’on tremblait de voir approcher ;
Des fleurs que la prairie étale
Semez la route triomphale
Où l’hymen en blanc va marcher.

LES JEUNES GENS.

Quelle solitude est la nôtre!
Ou dans les bras de l’homme, ou dans les bras de Dieu,
Nos compagnes, hélas! tombent l’une après l’autre.
Adieu!…

Un soir s’en va l’enfant aimée :
Sa vie en s’éteignant nous laisse un corps tout froid,
Comme d’un cierge pur la flamme parfumée
Décroît…

Un matin c’est une épousée :
Elle marche à l’autel, l’œil baissé mais vainqueur ;
Aux lèvres va fleurir la joie ensemencée
Au cœur!

Qui êtes-vous, vierges de la veille?
Ange? épouse? pour vous quel est le meilleur sort?
Plus d’une ombre en passant nous répond à l’oreille ;
 » La mort… « 

LES JEUNES FILLES.

Pourquoi cette parole amère?
Pourquoi ces pleurs dans vos adieux?
La fille imite enfin sa mère ;
Mais l’amitié reste sincère,
Bien qu’elle ait dû baisser les yeux.

Cherchez autour de vous laquelle
N’a pas reçu son maître un jour.
Le cœur se fixe où Dieu l’appelle ;
Mais l’amitié reste fidèle,
Bien que le cœur ait un amour.

LES JEUNES GENS.

Ah! vous nous oublierez avant demain sans doute!
Vierges, notre jeunesse est la rosée au vent :
Elle tombe avec vous de nos cœurs goutte à goutte ;
Une seule en partant peut nous l’emporter toute
Et n’en sait rien souvent.

Hélas! où voulez-vous que nous posions nos âmes,
Si vous changez de ciel, ô fleurs de la maison?
Que peuvent les vieillards, dispensateurs des blâmes,
Qui versent à toute heure et sur toutes nos flammes
Comme une neige la raison?

Que peuvent nos amis, ceux que l’orgie entraîne,
De nos soupirs cachés insouciants moqueurs?
Ou ceux qui, délaissés, ressentent notre peine?
Que peuvent-ils pour nous? La gloire serait vainc
À vous supplanter dans nos cœurs!

LES JEUNES FILLES.

Chacune de nous est l’aînée
De sœurs qui la supplanteront ;
Notre fleur d’oranger ne sera pas fanée
Avant que leur seizième année
Ne la demande pour leur front.

Leurs jeux nous font encore envie,
Ils vont nous être défendus ;
À de graves devoirs doucement asservie,
S’éloigne de vous notre vie ;
Peut-être ne rirons-nous plus…

LES JEUNES GENS.

Puisque l’âge est passé des gaîtés familières,
Que la pudeur craintive a touché vos paupières
Et qu’on vous prend la main pour l’offrir à l’époux,
Puisque l’âge est passé des gaîtés familières,
Mariez-vous.

Puisque Dieu lentement disperse les familles,
Ravit aux jeunes gens l’amour des jeunes filles
Et nous laisse gémir dans un ennui jaloux,
Puisque Dieu lentement disperse les familles,
Mariez-vous.

Nous sommes des enfants, on vous promet des hommes,
D’un prospère foyer protecteurs économes,
Peut-être moins aimants, mais plus sages que nous ;
Nous sommes des enfants, on vous promet des hommes :
Mariez-vous.

LES JEUNES FILLES.

Amis, votre âme n’est que tendre ;
Rendez-la forte pour attendre,
Pensez beaucoup et rêvez moins,
La vierge ne peut vous entendre ;
Portez à la vertu vos soins.

Vouez à quelque objet suprême
Un feu plus grand que l’amour même ;
Luttez pour devenir plus tôt
Des fiancés comme on les aime
Et des hommes comme il en faut.


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Verset Les Adieux - René-François Sully Prudhomme